Les pieuses grand-mères aimaient à raconter la légende de Saint-Andriou. La voici telle qu'elle s'est conservée au sein d'une génération qui s'éteint. Ce que nous allons dire n'a jamais été l'objet d'une enquête canonique. La légende est demeurée vivante. Cela suffit pour ne pas la laisser périr.
Andriou était né sous le chaume. Sa vie fut employée aux humbles et pénibles travaux de la terre. Il conduisait la charrue dans les champs de la Gallinière, métairie près de Béziers, sur la route de Murviel. Il se levait toujours avant l'aurore. Il adressait au ciel de ferventes prières, demandant le salut de tous avant le sien. Le bruit du monde expirait au seuil de sa demeure. Au milieu des champs, il entonnait un touchant cantique, il psalmodiait du fond du coeur à la gloire de Seigneur ou bien il chantait une de ces ballades plaintives qui charmaient l'enfance de nos aïeux.
Son corps était léger, son âme planait au-dessus de la terre.
Naïve était sa pensée, grande sa chasteté.
Mais quoi : il s'arrête, il suspend son travail, il s'éloigne du sillon qu'il trace !
C'est qu'il vient d'apercevoir un homme malheureux ou fatigué. C'est un pauvre serf maltraité par son seigneur et agité par le vague instinct, de cette chose à lui inconnue, que depuis on a nommée Liberté. Le modeste travailleur l'appelle par un signe, l'interroge et cherche à adoucir le poids de ses chaînes. Il lui fait entrevoir un bonheur étranger ici-bas et lui promet, après les souffrances terrestres, un repos éternel.
Puis, pour faire fructifier ses consolations dans l'esprit de l'infortuné, il lui présente son barralet rempli d'un antidote efficace contre les peines morales. Ce barralet, qui probablement ne contenait que de la piquette, se trouve alors empli d'un bon vin et ne se vide plus.
Plus loin, un pèlerin accablé de fatigue se trainant vers Béziers s'offre à ses yeux. Andriou le prie de s'arrêter, l'invite à s'asseoir sur le gazon et écoute avec intérêt les pieuses légendes que l'étranger apporte de l'Orient et, qu'aidé du barralet, il embellit du récit de miracles dignes d'une grande foi.
La tradition dit encore : Des bourgeois, voire des chevaliers et de hauts barons ne balancèrent pas d'étancher leur soif au miraculeux barralet. Elle dit aussi que de gentes damoiselles ne dédaignèrent pas d'appliquer, par curiosité au même barralet, leurs lèvres rosées.
Ce barralet était tout petit, mais il restait toujours plein. Quelques envieux avaient fini par faire croire au maître d'Andriou que celui-ci prodiguait son vin aux passants et qu'il courait le risque d'être ruiné. Ce maître crédule alla un jour le surprendre pendant qu'il prenait son champêtre repas au pied d'un tertre, derrière un buisson.
- J'ai soif, lui dit-il. Voudrais-tu me laisser boire à ton barralet ?
- Très volontiers, maître, lui répondit le serviteur.
Ses yeux se dessillèrent et il reconnut toute la fausseté des calomnies dirigées contre son fidèle domestique quand il fut convaincu que le barralet ne se désemplissait pas.
Mais le jour vint où les champs de la Galinière furent silencieux et se couvrirent de deuil. Le saint s'était affaibli. La nuit était venue et ses compagnons dormaient.
Une lampe brûlait seule, suspendue au mur noirci. Le saint était étendu sur la terre nue. Il se souleva un instant pour regarder le ciel puis sa tête retomba sur son oreiller de pierre : il n'était plus. Tout à coup, dans Béziers, une sourde rumeur circule. Les cloches de Saint-Aphrodise font entendre leur son argenté sans qu'aucun bras humain ne les agite.
On distinguait ces mots dans leur langage aérien :
Andriou es mort,
Es mort à la Galinheiro.
Une voix demandait : "Ount'ès" ?
Une autre répondait "Darrès uno peiro".
Les premiers qui les entendirent n'en croyaient pas leurs oreilles et s'imaginaient qu'ils rêvaient. Cette mystérieuse lamentation, sans cesse répétée par les cloches, frappa les esprits. Les prètres et les fidèles se précipitèrent en foule vers la Galinière, à la faveur d'une clarté celeste.
On s'approcha du saint. L'expression de son visage offrait l'image de la paix. Une auréole brillait sur sa tête. Hélas ! il se trouva des gens qui purent conserver dans ce moment solennel des idées temporelles. Depuis longtemps la paroisse de Saint-Nazaire et celle de Saint-Aprodise étaient en lutte pour savoir de laquelle des deux devait dépendre la ferme de la Galinière.
Les deux parties convinrent de s'en rapporter au jugement de Dieu. Le corps du saint fut placé respectueusement sur un chariot rustique trainé par des boeufs.
On décida que la Galinière appartiendrait à l'église où les boeufs se rendraient d'eux-mêmes. On vit, sous la conduite de deux anges, les boeufs portant des torches allumées au bout de leurs cornes se diriger vers l'église de Saint-Aphrodise, y faire leur entrée et s'arrêter devant le maître-autel. C'est par là que Dieu termina le différend et le corps de Saint Andriu reposa pour toujours au sein de Saint Aphrodise. Saint Andriou fut choisi comme patron des muletiers et des charretiers.
* petit fût ou petit tonneau